Caparroy, Jean-François: « Poésie francophone de Louisiane à la fin du XXe siècle. Complexité linguistique et clandestinité dans les œuvres de Arceneaux, Cheramie et Clifton »

 • par Peter KLAUS • 

Un travail très méritoire que de se pencher sur une partie de la littérature francophone de Louisiane, la poésie dans le cas présent.

Jean-François Caparroy devient ainsi non seulement un «découvreur-explorateur» de territoires méconnus pour certains adeptes de littératures francophones. Il devient également une sorte de «sauveteur» vu la situation de plus en plus précaire d’une Louisiane qu’on croyait au moins partiellement francophone. Loin sont les jours du CODOFIL[1] qui défendait l’idée d’une Louisiane officiellement bilingue.[2]

Il est donc d’autant plus important de porter à la connaissance du public l’existence d’une culture et d’une littérature de langue française en Louisiane.  Le lecteur ainsi préparé et averti découvre avec un étonnement certain qu’il n’y a pas qu’un français de Louisiane. Que ce français-là est multiforme et traversé par des imaginaires et autres histoires coloniales et ethniques, que ce français-là est censé représenter le vécu, la culture et l’histoire d’une population composite. Il n’est donc pas étonnant de voir se côtoyer des patrimoines aussi disparates que celui des Acadiens déportés suite au «Grand Dérangement» de 1755,  des Acadiens devenus des Cajins ou Cadiens pour les uns, des Cajuns pour les autres. À cela il faut rajouter une population noire qui descendrait directement d’anciens esclaves fuyant avec  leurs propriétaires le futur état indépendant qui deviendra Haïti, et last not least, les Amérindiens de l’ethnie des Houmas qui auraient opté pour le français.  Pas étonnant le résultat qui enchanterait tout linguiste et ethnologue intéressé aux langues et cultures qui se côtoyent et en produisent de nouveau outils: des créoles blancs et des créoles de couleur.

Dans son introduction très informative J.-F. Caparroy documente le lecteur sur tout cela. 

Il nous explique également pourquoi ce titre quelque peu énigmatique, quoi qu’on comprenne la situation complexe du français louisianais qui se nourrit de plusieurs sources. Pourquoi le terme clandestinité dans le titre? 

Pour le dire en bref: toute production littéraire en langue française en Louisiane constitue une  transgression, vu que le français avait été formellement interdit dans les écoles, un fait que relèvent les poètes dans leurs textes cités et analysés par Caparroy.  «Schizophrénie linguistique»  n’est donc pas seulement le titre d’un  poème très percutant de Jean Arceneaux[3], mais il souligne également une situation blessante et humiliante pour la minorité francophone qui, selon Caparroy, serait devenue au fil des ans quasi aphone.  Une poésie somme toute plutôt subversive qui se sert d’images et de figures empruntées aux contes de fées  tels le loup-garou et le loup en général. David Cheramie avec son recueil « Lait à mère » et Deborah Clifton qui figurent également dans le recueil « Cris sur la bayou » (1980) sont avec Arceneaux les trois protagonistes du livre de Caparroy. « Cris sur le bayou », un joli titre, mais peut-être aussi un cri de détresse, un cri d’ausecours. 

La difficulté pour les poètes réside pour Caparroy dans le fait qu’il faille redécouvrir une langue oubliée: le français écrit. Car effectivement toutes les variantes du français de Louisiane sont presque uniquement parlées, le créole noir de Déborah Clifton aussi bien que le cajun et autres créoles blancs de Cheramie et d’Arceneaux. Avec leur création les poètes brisent ainsi un silence néfaste et créent une poésie moderne et américaine en français (p.27 sqq.)

Le corpus

Le corpus relativement mince pour une œuvre aussi volumineuse consiste en quatre recueils : « Cris sur le bayou » (1980)  renferme les poèmes  de huit poètes, dont les trois auteurs autour desquels gravite l’analyse de J.-F. Caparroy, entre autres, des poèmes de Zachary Richard, le seul « poète lauréat » de Louisiane.

Dommage que Zachary Richard, un important porte-parole de la culture louisianaise qui s’est souvent produit  et qui se produit encore comme chanteur-poète-entertainer au Québec et en France, n’ait pas trouvé davantage de place dans le livre de Caparroy.

Les autres recueils du livre sont ceux de Jean Arceneaux (« Suite du loup: poèmes, chansons et autres textes », 1998, 105 pages), de David Cheramie (« Lait à Mère », 1997, 69 pages) et de Deborah Clifton (« À cette heure, la louve », 1999, 70 pages).  À part le recueil « Cris sur le bayou » (143 pages), publié au Québec, tous les autres ont été publiés à Moncton, au Nouveau-Brunswick. 

Rien que de souligner ce fait jette une lumière particulière sur la situation précaire de la création littéraire et son infrastructure en Louisiane.

L’ensemble

Le livre se divise en  trois grandes parties qui, elles, sont encore subdivisées en plusieurs sous-chapitres.

Les textes poétiques  des auteurs sont analysés plusieurs fois sous différents aspects, ce qui fait que le lecteur rencontre plusieurs textes à plusieurs reprises. Ce qui n’est pas forcément un désavantage. Car il faut le dire franchement: les textes de ces auteurs sont percutants, ils sont originaux par la force de leur langage pictural, leur énergie expressive, leur caractère novateur.  On éprouve un plaisir croissant également avec les poèmes de Deborah Clifton qui impose au lecteur ses poèmes souvent exclusivement en créole. Heureusement que Jean-François Caparroy a eu la bonne idée de nous en procurer une version en français standard.

La lecture des textes des trois poètes qui viennent d’origines très diverses comme nous l’avons vu plus haut ne fait que rajouter un grain de nostalgie et d’amertume face à ce désarroi des Louisianais francophones concernant la survie de leur langue et de leur culture. Le désarroi exprimé poétiquement ne fait que voiler l’état fragile de toute expression française en Louisiane.

Les analyses des textes poétiques portent sur des thèmes tels que le vide, le silence et la folie (p.67 sqq.) et ils mettent en scène le processus de mise en texte du silence (p.67). Le poème « Schizophrénie linguistique » d’Arceneaux tout comme « Black Frugé » de Clifton désignent, selon Caparroy une « pathologie poétique » (p.86 sqq.) ou bien carrément une « folie linguistique » (p.87).

Un des thèmes relevé par Caprroy est celui du « Génosuicide » évoqué par Arceneaux dans son poème « Colonihilisme » (p.92) où il constate que les Cajuns eux-mêmes sont responsables de leur propre acculturation.

Par la suite Caparroy relit les poèmes à travers des thèmes comme la clandestinité et la monstruosité. Les images de cette thématique sont représentées , entre autres par la figure du loup-garou chez Arceneaux et la figure du loup dans les poèmes de Cheramie, et aussi de Clifton. La forme des poèmes varie également entre le haiku cher à David Cheramie et le « Hangover Rap » de Deborah Clifton. La « gueule de bois » serait l’état permanent du monde franco-louisianais dans le monde anglophone qui l’entoure (p.172).

La mémoire comme thème joue également un rôle, lorsque Cheramie évoque la célèbre devise des Québécois « Je me souviens »  qui deviendra ironiquement en Louisiane « I forgot » (p.200).

Le poète tente ainsi de lutter contre l’amnésie collective et réinvente leurs origines à travers la création des paroles d’enfance retrouvées. (p.200 sqq.).

Un titre de chapitre est particulièrement percutant: «Tentative de fuite dans le double et l’implacable co-errance de l’alter ego.» (p.231 sq.)

La tentation est grande, paraît-il, de fuir et de vivre à l’américaine et de devenir WASP (=White Anglo-Saxon Protestant)  comme les autres (p.233).

Le  poète canadien Antoine Gérin-Lajoie a écrit en 1842 le poème  « Un Canadien errant » après la défaite de la « Révolte des Patriotes ». Arceneaux évoque indirectement l’errance du Canadien privé d’indépendance dans ses poèmes « Suite du loup » où il dit être « Toujours à la recherche du Créole errant » (p.253 sqq.). Errance et fuite comme thèmes majeurs de cette instabilité culturelle des Franco-Louisianais.

Lorsque Clifton évoque le marronage et la formation d’une société clandestine à l’époque de l’esclavage et au-delà (p. 269), elle se contente d’une certaine incomplétude (p. 270 sq.), Arceneaux, de son côté, joue avec les différentes possiblités qu’offre la versification dans « Suite du loup ».

Les poètes thématisent également leur rapport au christianisme avec la parodie de la figure christique et le rejet d’une philosophie de la faute (p. 282 sq.) , et tout cela dans une Louisiane qui, en fait ,chérirait le christianisme. Ce traitement ironique du christianisme n’est pas complètement étranger à l’attitude des poètes québécois de l’époque de la « Révolution tranquille » des années 1960-70 et du « Refus global » (1948) de Paul-Émile Borduas.

Dans la troisième partie qui s’intitule « Les effets de la monstruosité » (p.301 sqq.) on relève l’existence du monstre dans les textes littéraires et leur fonction archétypale par rapport au héros. Il est intéressant de noter que Caparroy traite dans ses pages entre autres .tous ces jeux possibles avec la langue, les langues et leurs variantes, telles que le créole, l’anglais et le français, ce qui fait que, dans ses poèmes , Deborah Clifton révèle une accentuation du métissage et du mélange culturel. Le côté ludique dans ses poèmes , les mots difformes et autres excroissances linguistiques et agglutinations stylistiques (p. 309)  constituent un véritable délice pour tout lecteur  porté sur les subtilités langagières et stylistiques.

Caparroy constate également, et ceci est tout à son mérite, que  ces phénomènes stylistico-linguistiques  et ce côté ludique des textes analysés ne sont pas limités à la Louisiane. Le poète Arceneaux cite explicitement la Belgique,  l’Acadie et le Québec (p.312), peut-être pour signaler une certaine sensibilité vis-à-vis les autres Francophonies, dont certaines en situation minoritaires., comme l’Acadie et l’Ontario.

La domination de l’anglais et le rapport à l’Autre (= l’Anglophone) sont donc tout naturellement un thème omniprésent. D’un côté il faudrait tenir l’Anglophone à distance (p. 365), de l’autre on règle les conflits entre Francophones et Anglophones grâce à l’humour. La poésie devient ainsi un lieu de détournement de la langue et du langage. (p. 380). À la détresse de Jean Arceneaux qui relève la difficulté d’exister et d’aimer dans la langue franco-louisianaise et qui ne sait pas dans quelle langue, pleurer, chanter, crier ou aimer,  David Cheramie a une toute autre réponse: «Ce n’est pas un cadien qui dirait To be or not to be» (p. 391).

Les astuces langagières des poètes ne priment pas tout. L’importance pour eux réside dans le fait qu’il faille aider à révitaliser leur culture et leur langue et l’écriture aura toujours  aussi – comme Caparroy l’a voulu démontrer – une fonction thérapeutique.

Conclusion

Dans sa conclusion Jean-François Caparroy relève le  fait qu’il n’y a pas eu de recueil de poésies louisianaises publié depuis 1998. 

Ce qui ne voudrait pas dire qu’il n’y ait pas davantage d’activité littéraire de la part des Francophones.  On s’étonnerait donc que l’auteur de cette analyse volumineuse et bien documenté n’ait pas pris le temps  de regarder au-delà des limites de la seule poésie et d’inclure au moins dans un chapitre introductoire également les autres genres de création tels le théâtre, la chanson et la prose. Un autre regret: pourquoi ne pas avoir complété son œuvre d’une véritable petite anthologie ? Dommage qu’il n’y ait que 14 pages de textes des auteurs cités et qui ont été presque discrètement cachés derrière une bibliographie volumineuse. Les auteurs auraient mérité mieux.

Néanmoins, avec son étude extrêmement fouillée qu’il a consacrée à une phase contemporaine de la poésie francophone de Louisiane, Jean-François Caparroy a toutefois apporté une solide contribution sur laquelle on pourra continuer à construire pour enfin valoriser davantage la Louisiane francophone, sa culture, sa littérature et  ses créateurs.


[1] CODOFIL = Council for the Developement of French in Louisiane

[2] Malgré les efforts du CODOFIl, il n’y a toujours pas de lois linguistiques qui feraient du français une des langues officielles de Louisiane. Ceci pour poliment contredire Beïda Chikhi qui dans sa préface évoque « la déclaration de statut bilingue de l’état en 1968 » (p.15). Il n’existe pas de loi actuelle déclarant le français langue officielle en Louisiane, pas plus que l’anglais d’ailleurs. 

[3] Jean Arceneaux est le pseudonyme  de Barry Jean Ancelet (*1951)