« Kipjiru 42… 195 » : fiction policière, réalité du sport de haut niveau, traficotages politique

• par Michel VOITURIER

Le roman de Jean-Marc Rigaux, Kipjiru 42… 195, est irrigué par une diversité de points de vue. Il emmène du côté du sport car le narrateur fut un actif compétiteur qui fait vivre de l’intérieur les sensations, les émotions, les réflexions d’un marathonien. Il en connaît un bout sur le sens de la compétition, de sa préparation et de son déroulement, sur le rôle des endomorphines.

Jean-Marc Rigaux, Kipjiru 42…195, Esneux, Murmures des Soirs, 2020, 420p.

Simultanément, il nous entraîne à pénétrer dans les coulisses de ces clans plus ou moins occultes qui régissent le sport de haut niveau et, notamment, ceux qui sont censés lutter contre le dopage ainsi que ceux qui trament des actions plus ou moins licites au niveau international afin de manipuler des athlètes en vue d’arrangements clandestins. En arrière plan, les recherches en génétique de laboratoires pharmaceutiques avec comme objectif d’accroître les performances humaines et de remplir les portefeuilles des actionnaires.

Mais le narrateur, à l’instar de l’auteur qui fut avocat au Tribunal pénal international à Arushar lors du procès de « la Saint Barthélémy des collines » (p. 269), ausculte aussi le génocide de 1994 et ses conséquences. Il constate amèrement que l’institution ne servit ni à dénoncer, ni à punir les bourreaux mais plutôt à assurer « sa survie, au prix de ses propres principes » (p. 267).

L’Afrique telle que l’a laissée la décolonisation est matière à controverses. Cela commence pour lui, Européen, par découvrir les pays dans leur richesse naturelle largement décrite avec une sensibilité à la fois sensorielle et poétique. Cela se poursuit avec la découverte des problèmes socio-économiques. Cela s’approfondit avec la curiosité de comprendre à leur source même plusieurs de ces coutumes ancestrales – parfois tellement contradictoires avec le vécu spirituel et la morale des nations occidentales – fondatrices d’une culture traduite par des comportements interpellants associés à une violence liée à des croyances séculaires.

Tout cela sert de décor à un thriller que génère une enquête mystérieuse à rebondissements à propos de la mort suspecte de Kipjiru, champion du monde du marathon originaire de l’Ouganda. Prétexte grâce auquel Jean-Marc Rigaux a réussi un roman à la fois policier, documentaire et géopolitique. Tour de force construit sur la notion de parcours de marathon qui, à l’instar des 42 km 195 m de la course, se déploie ici sur les 420 pages du livre. Chaque partie de l’histoire étant annoncée et décrite comme une portion de 5 km, introduite par le soliloque d’un athlète analysant les actes, le fonctionnement de l’organisme, l’évaluation des maux physiques, la tactique, les sentiments, les perceptions.

L’auteur est parvenu à une maîtrise de la langue qui lui permet de varier son écriture grâce à un vocabulaire extrêmement précis, à des alternances de phrases longues et ultra-brèves permettant des rythmes diversifiés. Il se laisse parfois tenter par des envies de littérature en quête d’elle-même – au risque pas toujours évité d’en faire un rien trop – via l’insertion de métaphores insolites (le monologue d’une nouvelle averse – tsunamis émotifs) (p. 169 et 339), d’analogies à haut potentiel poétique : « Le ciel orange soda pétilla encore un peu avant de tourner grenadine puis voie lactée. » (p. 328) ainsi que « un couloir d’une étroitesse de matrice » (p. 256). De quoi nous tenir en haleine jusqu’à la (dernière) ligne d’arrivée.

Il est capable de croquer un portrait en deux lignes : « On aurait dit Louis-Ferdinand Céline à Meudon. Attrape-pitié mise en scène. Clochardisme théâtralisé. » (p. 185) Ceci n’empêche nullement des passages plus détaillés qui impressionnent : la description du cimetière de Langata (p. 78-79) ou du Palais de justice de Bruxelles (p.255-256), la cérémonie immémoriale de la circoncision des adultes et son cérémonial spectaculaire (chapitre 9), l’ascension périlleuse du Mont Elgon sur la frontière entre Ouganda et Kenya (p. 382-385)…

Rigaux glisse çà et là des aphorismes tels que «  Croire que l’art ou la connaissance nous sauve du pire est une erreur colossale » (p. 268) ou « Intelligence et confiance riment mais ne se conjuguent pas toujours. » (p. 273), voire « La course n’apprend pas que la victoire. Elle apprend aussi le renoncement. » (p. 405) ou encore « Le masochisme est le fils du contrôle de soi. Le sadisme du contrôle des autres. » (p. 174).

Son érudition n’alourdit jamais ses observations sur l’environnement végétal et ses particularités singulières, pas davantage que ses notations très pointues au sujet de l’alchimie physique et mentale qui habite un sportif en action. Difficile, dans ces conditions, de lâcher son livre avant d’atteindre son dénouement.

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