Vers une poétique du désœuvrement : « Au Dédale de l’âme », par Maria Zaki

•par Yves CHEMLA, Université Paris Descartes•

1. D’un certain labyrinthe

La référence assez courante dans la parole quotidienne au dédale et à son concepteur mythique éponyme laisse en général de côté le récit du mythe archaïque. Dans le monde grec, la figure porte de multiples sens et configurations. Dédale est considéré par certains comme le fondateur de la statuaire et de l’architecture, une sorte d’artisan génial, mais rongé par l’envie au point de se faire assassin, incarnant une techné sans souci d’éthique, ni de démesure. Ainsi, le dispositif qui permet à Pasiphaé, la fille du Soleil, d’être comblée des assauts du divin taureau blanc, et de concevoir par cette union mystique le fameux Minotaure, dévoreur de jeunes gens, lui est redevable. Mais aussi du lieu de l’enfermement du monstre, qui prend son propre nom. Au Dédale de l’âme, de Maria Zaki peut s’entendre diversement : comme injonction à partir et à se rendre dans cet espace conçu pour que la déambulation soit une errance. Ce peut être aussi simplement l’évocation poétique de l’intériorité, une façon d’exprimer la dynamique de la parole poétique dans l’intime. Ce trouble est renforcé par le moment de celui-ci : le Monstre est-il encore là ? Ou bien s’agit-il alors d’échapper à l’errance éternelle en s’envolant, et de risquer la chut

Dans ce palais immense conçu comme un espace sans repère, une maison pour se perdre, l’enfant monstrueux, pourtant aimé par la fille du soleil, qui l’a nourri de son sein, a été autrefois déposé et abandonné. Ce n’est pas tout à fait un lieu de claustration : le labyrinthe est immense et à certains paliers, le ciel est visible. Mais le Minotaure ne parvient à s’arracher du sol, sa démarche tient d’ailleurs du galop, ses meuglements sont de déréliction quand il butte violemment contre un des nombreux culs de sac. Il a pris conscience qu’on l’a enfermé, qu’il ne reverra plus sa mère et il appréhende celui qui viendra l’étourdir d’un coup de massue, pour l’égorger. Comme une bête, qu’il n’est pas. Et la chair des vierges dont il se repaît tous les sept ans lui confère la vigueur.

Plus tard, alors que Pasiphaé pleure l’enfant aimé et réprouvé, Dédale et son fils bricoleront des ailes avec les restes des oiseaux morts d’avoir perdu leur envol dans le palais maléfique. On connaît la suite : emporté par l’hubris, Icare vole trop haut et chute dans la mer. Les deux fils de l’histoire sont sacrifiés au soleil et à la mer. Les deux survivants du labyrinthe sont un homme réputé pour son courage et passablement infidèle avec celle qui lui a attaché un fil à la cheville et un architecte qui ne mesure pas les conséquences de sa mise en œuvre de la techné. Au Dédale de l’âme est tissé de ces traces. La poésie invite alors à une lisibilité supérieure, vers une effectivité qui réinvestit la sensibilité : « Tenter de changer / La peine éprouvée / En expérience de vie » (54) [note 1]. C’est aussi par cette transformation que le recueil inscrit dans le texte poétique, en filigrane, la mémoire de la pandémie mondiale apparue en novembre 2019, qui s’est traduit on ne s’en souvient que trop, par l’enfermement et pour beaucoup le sentiment de déréliction.

C’est surtout un texte qui par un énoncé souvent paradoxal, vise à qualifier, parfois à nommer la poésie elle-même tout en reconnaissant ce qui en elle la rend insaisissable, et qui tend vers l’indicible, sans évidemment s’y abîmer.

2. Contempler la mer

Quand vient le soir, et que la nuit tombe sur les grèves immenses qui bordent la cité d’Al Jedida, nombreux sont les habitants qui viennent s’asseoir sur le sable. Pour l’étranger de passage, c’est un spectacle étrange que ces présences humaines qui regardent, captivées, le ressac au loin ourler d’écume, en un même tenant, la plage et la nuit.

Il n’y a rien à voir, mais ce rien, certains ont depuis longtemps appris à le regarder. Spectacle étonnant : quand on s’y prend, c’est le paysage qui alors nous capte. Mais gare ! Les « créatures de l’invisible » [note 2], comme les nomme Maria Zaki pourraient bien se lever sur la grève. Plus sûrement, « Quand l’horizon / Retire ses parures / et se fige dans le noir », il y a cet étonnement radical, propice à la montée en soi de la force poétique, comme une houle, « Quand dans / Le lointain infini / La vague a franchi / Le vague espoir » (88). L’homophonie des termes, comme un retour du même et pourtant différent évoque sans doute les remous qui caractérisent la houle, roulis et tangage.

Auteure d’une œuvre importante de près d’une vingtaine de titres en son nom propre, et d’une dizaine co-écrite avec le poète Jacques Herman, elle livre avec Au Dédale de l’âme un livre bilingue, en italien et en français, traduit par Mario Selvaggio, avec un frontispice de Giulia Spano. Chacun de ces acteurs participe à cette relation de bienveillance, qui est déjà, il faut le rappeler, à l’origine des premières publications de la poétesse, par l’entremise d’Abdelkebir Khatibi, dont on rappelle qu’il était natif, lui aussi, de la même cité maritime.

Toute entière tournée sur la veine poétique, cette œuvre de haute tenue se penche sur les écarts sensibles entre aléas existentiels et exigence poétique, entre l’espace du dedans et les impératifs du quotidien. Il s’agit d’une poétique en tension, voire intranquille, comme peut le traduire la brièveté relative du vers, parfois. Cependant, cette subjectivité est irréductible à son auteure : une des réussites de cette œuvre est de parvenir à faire partager ces oscillations, les clignotements de l’alternance entre la lueur et l’ombre, chez le lecteur. Cette œuvre si singulière rejoint l’universalité de la communauté des lecteurs. Ils y reconnaissent leurs propres désirs, parfois secrets, surtout leurs propres exigences morales, mais cette écriture possède cette qualité rare d’un lyrisme sans épanchement. La poésie de Maria Zaki revendique l’élévation, même -et surtout- si celle-ci est d’abord une chute. Dans Le Velours du silence [note 2], on peut lire : « Je confirme / Le poète tombe vers le haut ». Cette image singulière est développée dans le dernier ouvrage, dans « Le poète tombe vers le haut » (34) : au milieu des tempêtes, dans la solitude et la déréliction, c’est quand l’intensité du geste est défaite que la chute devient alors élévation. « D’un seul mouvement / La lumière revient / La perspective se recrée / d’elle-même / et le poète incrédule / prend de la hauteur ». La poésie est ainsi un état dynamique du monde, et pas seulement un possible, ou un idéal. L’auteure en approche quelques éclats. D’abord dans la nature.

3. De la nature

Un des aspects les plus surprenants de cette déambulation dans l’espace contraint de l’intériorité, le dédale de l’âme, est la relative perméabilité avec son extérieur, en particulier la nature, dont différents aspects sont évoqués : le liquide, le végétal et l’aérien esquissent en partie le paysage intérieur.

Des eaux

Les eaux sont directement présentes avec la mer, quoique ce dernier mot appartienne à un registre dysphorique, l’auteure préférant le qualificatif d’océan. Et c’est d’abord, par la limite des espaces marins que l’océan apparaît. Il borde l’espace de l’écriture : « Dans la nuit du langage / S’obstiner à errer / De rivage en rivage » (24). Dans le ressac, la participation est telle que la poésie court le risque de se diluer : « …ne pas se laisser / Traverser de part en part / Par la vague de la réalité » (26). La poétesse décide en revanche d’un principe de réalité, garant, paradoxalement, de la rigueur poétique : « accepter / De ne pouvoir capter / L’océan dans sa totalité » (26). Mais ce dernier participe de l’exigence poétique : « l’âme / Est éperdue de l’océan » (86), même si elle s’y perd, ballotée par un « tourbillon », jusqu’à la fin dernière du corps, façon pour « l’âme émue » de retrouver « son Infini ». Cette évocation ne traduit pas une complaisance morbide, mais dans l’ordre poétique, la façon dont la sérénité s’empare littéralement du corps balancé dans les eaux, en phase d’apaisement. Car la captation poétique de la totalité de l’océan serait sans doute mensongère.

Pourtant, la détermination de cet océan peut s’inverser. Il n’est plus que mer indistincte dès lors qu’il est investi par la niaiserie, et la parole vaine : « Dans cette mer de folie / et sa marée d’inepties / Lâcher prise est de mise ». Le rire est alors peut-être un acte salvateur.

L’eau douce coule aussi dans la poésie de Maria Zaki. Le paysage intérieur participe du bonheur serein et « Tangible depuis / Que le lac et le bleu / Se sont réconciliés » (110). Auparavant, cette eau parfois chargée d’impuretés terrestres engage la quête poétique vers l’horizon céleste ou stellaire : « L’inaccessible étoile / Veille sur le poète / Qui d’elle s’éprend / En l’élevant au dessus / De la lie du torrent » (68). Le poème ici élargit les acteurs à un compagnonnage de « compères », qui ont la faculté de conférer le nombre à la poésie : « Leurs vers fusent / Par centaines / Par milliers ». Cette eau qui charrie les alluvions des montagnes, comme l’oued dévastateur, a la force d’un levier : il contraint le poète à se détacher de cette pente descendante, et de mener cet effort de l’élévation, qui selon la géographie du dédale zakien se traduit par une chute vers le haut qui extrait l’être de la pesanteur. L’eau dormante est analogue à l’emprise, et qui éteint la vie même. Ainsi « La ville est peuplée / Mais à travers / Ses méandres désolant /D’obéissance / Le langage s’est dépeuplé » (82). Le peuple, ici est à l’inverse du compagnonnage. Il constitue l’antichambre de la désolation, les méandres dont les pentes si faibles ne permettant pas cette exigence de la chute.

À l’inverse, la source est toute marquée de l’émerveillement de la jouvence, une fois l’élévation accomplie. Dans la nuit sereine, elle est l’origine presque physique du poème : « Il est temps de boire / Jusqu’aux racines / Aux source du poème /Yeux fermés / Et cœur sincère » (92). Mais le chemin pour accéder à cette jouvence est âpre, voire inhumain. Les poètes sont amenés ainsi à demeurer sur leur soif, sans doute se sont-ils égarés dans leur quête d’absolu : « Quand la source les appelle / Les yeux fixés sur leur soif / Ils marchent sans fin / Sur les roches et les pierres ». Il n’est de quête qu’engagée dans la déprise.

La végétation

Pourtant le paysage intérieur n’est pas toujours saturé de minéral et de sec. Quelques notations concernent la végétation. Rares, elles n’en sont pas moins signifiantes. Ainsi, la nouvelle année est célébrée depuis « le secret du jardin », dans le compagnonnage des « roses / De la Doyenne » (18). Il y a ainsi connivence entre les plantes et la poésie. Dans un poème qui oppose ceux qui instrumentalisent la poésie et exigent d’elle qu’elle serve leur gloire, et « le poète étranger » en qui elle survient à son insu, aux premiers « les chardons et les épines » tandis que le second reçoit des accomplissements : « les plantations /lui ont offert leurs fruits / De bonne heure / Et les jardins leurs fleurs » (62). Il demeure possible que la terre soit féconde de malaise, dès lors que l’ensemencement est funeste : « Dans le terreau fertile / De la crainte et de la peur / La raison bascule / Et des idées absurdes/ Poussent comme / Des plantes ensauvagées » (52). La nature zakienne est ordonnée, bienveillante, et assume ses distinctions. La révolte contre le conformisme ne s’y complaît pas dans la confusion. Dans la ville pourtant, la végétation est en butte aux menées destructrices des « Hommes de lois / La loi de non-retour », rongés par l’ignorance et la rapacité. Ils sévissent « À abattre les arbres ». Le déboisement ruine la végétation, dans un pur gâchis : « Des branches encore / Remplies de leurs fruits / et des troncs de tous âges / Tombent par milliers » (82).

Il y a une évidence dans la présence de ces fleurs, sur laquelle poètes et philosophes n’ont de cesse de veiller, et sans doute dans le poème « De toutes les fleurs », l’auteure montre qu’elle aussi entend cet étonnement qui parcourt les âges, et que nomme le vers célèbre d’Angelus Silesius, et qui résonne chez tant, jusqu’à Mallarmé ou Rilke, enfin Celan : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit, /N’a pour elle-même aucun soin, – ne demande pas si on la voit ? » [note 4] . Dans son poème, Maria Zaki fait vivre les fleurs sous la rosée, visitées par les abeilles, qui partagent le secret de cette présence heureuse « Sans multiplier / Les comment / Ni les pourquoi » (108).

La végétation peut enfin devenir refuge pour l’être affligé par l’inhumanité en marche sur le monde : « Laisse-moi errer /Entre les herbes folles / Ruisseau renversé / Qui court et déborde / Sans jamais se reposer » (94). L’apposition « Ruisseau renversé » confère une qualification nouvelle, à la fois dynamique et fluide, à l’énonciatrice, et ainsi participe de cette approche de l’essence (du) poétique qui court à travers toute l’œuvre de Maria Zaki.

L’aérien

L’eau, le végétal participent de cette nature paradoxale rencontrée dans le dédale intérieur. Ils se développent au sein d’un espace mouvant d’éléments fluides : l’aérien, le ciel, les vents, la lumière… Les images deviennent alors plus complexes, et intègrent parfois plusieurs éléments. Ainsi, un rare animal, dans le recueil, un oiseau de nuit blessé, devient symbole dans une allégorie complexe, qui montre le poète, « Aveugle à tout / Sauf à l’espoir », cherchant dans la nuit et sans espoir de retour, le moyen de sauver une chouette qui ne peut plus voler et « Qui à sa place / N’aurait peut-être pas / Bougé la petite plume ! » (76). Les cieux selon la géographie zakienne, accueillent la poésie, après la chute vers le haut. Dans les cieux, alors, elle se baigne dans « Les eaux éternelles / Qui coulent sans fin / Et jamais ne tarissent » (58). Les cieux, sont promesses de renouveau, de retour du jour après l’errance nocturne, et propices à la poésie : « Aveugles à tout / Sauf à l’aube claire / Qui inonde nos yeux / À chaque nouveau réveil » (56). Et ce retrait de la nuit est même essentiel à l’œuvre : « Bien que le repos / De la nuit soit essentiel / Seule la lumière du jour / Permet à l’âme / De retrouver son calme » (48). L’image finale de ce poème intitulé « Seule la lumière du jour » est particulièrement inquiétante, montrant l’insinuation perverse de la nuit dans le regard. C’est que la lumière est centrale dans l’œuvre, comme le proclame le poème initial, « Dédicace à l’an 2021 » : « Ha! / Je nous vois déjà / Prises dans ta lumière / Recevant enfin / Ton nombre d’or (…) »  (18).

La poésie est en tension en direction de la lumière, accessible dans les hauteurs. Il y a ainsi une opposition dynamique chez Maria Zaki entre l’aérien rayonnant et le fond, comme un abîme : le lumineux est visible depuis ce fond, et il a la puissance d’une aspiration existentielle. Cette tension vers le lumineux détermine la possibilité même du poème : « Dans la nuit du langage / S’obstiner à errer / De rivage en rivage / Tendre son poème / Vers la lumière / Y être sans y être // et au fond du gouffre / Se réinventer / Imposant l’élévation / Au plus intime de soi » (24). L’élévation comme chute vers le haut, vers le rayonnement, donne à voir et à entendre, mais d’abord rend la parole possible. C’est par ce mouvement, voire cette émotion, que l’être survit à l’aphasie, et entreprend son propre dépassement. La fréquence de l’infinitif dit à la fois le caractère injonctif de la décision mais aussi, le caractère a-temporel de cette exigence.

Cette dynamique est cependant aux prises avec les alea des éléments, alea parfois grandioses et destructeurs, mais qui aussi peuvent soudain s’inverser : « Sous des vents terribles / Secouant la terre / Et arrachant les arbres / Le poète tombe ». Mais cette chute, on le sait, peut devenir élévation et aspiration à et par la lumière : « D’un seul mouvement / La lumière revient / (…) Et le poète incrédule / Prend de la hauteur » (34). Parfois aussi, dans les moments de dysphorie, cette élévation prend la forme d’une prière, adressée à la « poésie ailée » : « Ne peux-tu (…) /Nous envoler vers / Les eaux éternelles » (58). Pourtant, malgré les tempêtes, malgré ces alea, malgré les tourments, l’écriture demeure le véritable repère : « De grâce et de fermeté / Noyée de grand soleil / Ou battue de vents violents / La plume du poète / Révèle la phrase de sa vie » (60).

4. De la déprise et du désœuvrement

Cette dynamique dans les images et les analogies avec les manifestations de la nature montre la porosité relative entre l’âme considérée comme une construction presque pernicieuse mais également comme errant à l’intérieur de ce labyrinthe de lacis, obligeant à des détours, presque sans répit. Elle est à la fois le lieu et l’instance qui s’y cherche, et sur l’axe vertical, un lieu intermédiaire, puisque la tension poétique exige l’élévation.

Cet espace mobile on le considère ici comme quasi hétérotopique [note 5] , dans la mesure où il juxtapose des éléments contradictoires, et incompatibles, comme le montrent avec assurance les derniers vers de « Il n’est pire mort » : « Comprends ! / Ne comprends pas ! » (124), dans la mesure également où le rapport au temps demeure souvent indistinct par l’emploi de l’infinitif. Foucault ajoute une règle : « Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme dans un moulin » [note 6] . En général, celles et ceux qui accèdent au labyrinthe n’en sortent pas aisément, et ils ne sont pas nombreux à y entrer.

Cet espace est d’abord propice à la déprise

Paradoxe

La recherche de l’essence du poétique, de ce qui fait que les mots s’assemblent et deviennent poème, à l’insu de la forme la plus élémentaire de la volonté, entraîne à un exercice périlleux. Entre le trop et le pas assez, il y a, on le sait, l’écueil du silence. Le poète est confronté à cet antagonisme ou mieux à la déclinaison intrapoétique de l’agôn [note 7], et à ces oscillations incessantes. « Se taire, rappelait Blanchot, est une manière de s’exprimer dont l’illégitimité nous relance dans la parole » [note 8] : le silence n’est en réalité qu’une parole évidée, quand « Le langage s’est dépeuplé » (82), au point que poésie est neutralisée. Le poète en éprouve la rigueur, c’est-à-dire l’impossibilité de nommer directement, et ce n’est qu’en se détournant de cette exigence qu’il peut espérer nommer poétiquement le monde, c’est-à-dire dans son être, presque par inadvertance, comme lorsque la chute imprévisible entraîne dans les sommets du dire poétique.

C’est pourquoi toute immobilité présente un visage mortifère comme l’exprime « Rien ne bouge » (44). L’exigence poétique est bien ici celle de la déprise, afin de ne jamais penser, ou pire, croire, que la poésie parvienne à saisir l’instant, ou à se saisir elle-même selon la mise en œuvre d’une démarche volontaire. À l’inverse, la déprise vaut comme libération, comme par le rire (« Riez à vous tordre ») : « Dans cette mer de folie / Et sa marée d’inepties / Lâcher prise est de mise » (120).

La déprise a ceci de paradoxal que c’est par elle que la poésie est atteinte. Le poète veille dans les moments diurnes (48), et résiste, les yeux ouverts, à la « folie », « Ayant compris enfin / Qu’il était fait / Aussi bien / Pour les joies / Que pour les chagrins », acceptant cette solitude désormais assumée et aristocratique pour une compréhension plus radicale.

Le second paradoxe de la déprise est qu’elle confine aussi aux fins dernières : le recueil est ainsi ponctué par plusieurs moments qui rappellent que la mort est la déprise ultime, et même si cette mort est celle de l’esprit devenu incapable d’être à sa propre écoute, c’est aussi par le corps que se défait l’exigence de la déprise : « Il n’est pire mort / Que la mort spirituelle / Mais tout commence / Et finit par le corps » (124). C’est que la poésie de Maria Zaki est particulièrement attentive au corps, aux gestes, aux humeurs, telles les larmes, voire à un érotisme diffus. Des organes (le coeur, les yeux, les prunelles, le cerveau…), des postures apparaissent dans presque chaque poème, soit de manière imagée soit dans un sens concret, et parfois au croisement des deux, comme dans « Éparpillés au fond du bois » (92) : « Il est temps de boire / jusqu’aux racines / Aux sources du poème / Yeux fermés / Et cœur sincère ». C’est par cette présence à la fois du spirituel et du corporel que la poésie devient possible.

Le troisième paradoxe de cette déprise concerne la représentation de la personne dans la poésie. Souvent, le texte est à la première personne, comme dans le premier verbe du premier poème : « Jour et nuit je relève » (18). Mais ce « je » devient parfois « le poète ». La désignation sous la forme d’une détermination complète se manifeste la première fois dans le recueil dans un poème qui dit la difficulté et l’âpreté du geste poétique : « Incapable de se déprendre / Complètement du monde/ Le poète continue à écrire / (…) Mais ne baisse Jamais les bras » (28). La déprise complète exige qu’elle emporte jusqu’à la conscience de cet état, sans doute. C’est ainsi que l’infinitif trouve sa place, en tant que forme du verbe qui ne tient compte ni du temps, comme on l’a rappelé, ni du mode, ni de la personne, et qui semble à même de signifier la fluidité implicite exigée par l’exigence poétique.

Certains textes voient cependant le motif récurrent dans la poésie du dialogue de l’instance avec elle-même, comme pour établir un rapport d’étape, et de donner à entendre une voix la plupart du temps silencieuse, mais toujours vive, et continue depuis les temps anciens de la poétesse, voix garante des accomplissements, voix qui ici se veut rassurante : « Tu refuses d’être / Orphelin de tes rêves (…) / Tu le sais / C’est l’enfant en toi / Qui te tend parfois / Son innocence / En guise de réconfort » (80). Il y a donc toujours un « nous » possible.

Désœuvrement

La déprise menée à son terme peut conduire au désœuvrement [note 9] , quand le silence se considère comme irrémédiable, et qu’aucune relance langagière ne devient possible. Cette avancée sur la ligne de crêtes est évoquée à plusieurs reprises dans le recueil. La parole poétique côtoie ainsi l’indicible, comme la poétesse le rappelle avec « Dans l’effacement de soi » (66). Le double choix proposé dans les deux dernières strophes pourrait entraîner le silence, voire le dépeuplement du langage pour reprendre une image zakienne. La rencontre extatique, la jouissance par et en elle, la contemplation silencieuse de l’éternité annule toute possibilité de nommer, voire de les nommer si ce n’est par ces quelques mots qui recouvrent d’une taie plus qu’ils ne rendent l’événement à la conscience. Que dire de l’extase sinon qu’elle est extase, et qu’on ne peut tout le temps se payer de mots ?

De même, la déprise participe de la compréhension du mouvement complexe : le retour des jours, l’immuable, les déambulations oniriques du poète, mais aussi, et en même temps au sentiment aigu de l’impermanence et de la diversion : « … nos illusions / Apprivoisées / Mais à nul autre / Joug pareilles ? » (56). Le constat mène au silence. Sauf à considérer l’impermanence comme ce qu’elle est, et qu’elle exige la poursuite, comme le soutient « La trêve est passagère ». Le désœuvrement passe par la déprise, et il devient la condition nécessaire pour accomplir le trajet qui mène « Dans les cimes». Dans un poème déjà cité, « Dans une ferveur renouvelée », la déprise est signifiée de façon radicale par le verbe se dépouiller. Le poète n’est libre que par la nudité, l’abandon sans retour des oripeaux qui le contraignent : « Dans une ferveur / Renouvelée / L’être se dépouille / De ses craintes / Et de ses chaînes / Pour poursuivre / Son chemin » (98). Cette radicalité bien évidemment ne se confond pas avec l’occultation, qui ne peut susciter que l’absence d’une présence latente : « Ce qu’on cache / À tout œil finit / Par échapper / À notre propre regard » (102). Ce n’est que démuni que l’être peut accéder, presque par inadvertance, connaître le sommet des extases, par intermittence, comme l’exige le dernier poème, « Finalité ».

Le désœuvrement radical est sans doute ainsi la condition nécessaire pour accéder à ce que Maria Zaki désigne sous le terme khatibien de l’aimance, abordée délicatement dans plusieurs ouvrages. Ainsi, dans cette anticipation de l’être rassemblé, éprouvant l’indicible : « Ha ! / Je nous vois déjà / Prise dans ta lumière / Recevant enfin / Ton nombre d’or / Avec intelligence / Art et aimance / Et non moins de volupté » (18).

Fonction de la poésie

C’est ainsi que la poésie de Maria Zaki revendique sa fonction : parvenir à distinguer la poésie, revendiquer pour elle et par elle ses exigences, mais aussi par et dans cette écriture souvent proche de l’aphorisme, discerner le « clair-obscur » propice à son émergence, et par là affirmer résolument sa fonction : « Pour tenter de changer / La peine éprouvée / En expérience de vie » (54) [note 1]. La poésie ainsi se fonde d’abord sur l’étonnement intime, quand l’être est confronté à la nuit de l’esprit : « Qui s’étonne / Quand l’horizon / Retire ses parures / Et se fige dans le noir ? » (88). L’étonnement est au moins double : il concerne l’être qui (s’)interroge, mais l’interrogation dit aussi la solitude, la rareté de la relation à l’autre dès lors que l’être accomplit le pas de côté, et s’engage avec fermeté dans ce chemin paradoxal, où la quête s’acquitte par la négation de celle-ci. L’essentiel, encore une fois, est de ne pas accepter les diversions : « Celui qui se lasse / De tout et de rien / En réalité ne se lasse / Que de lui-même » (106). Ce sont paroles de sagesse pour des sociétés encombrées de machines à divertir.

5. Le Minotaure égaré

Dans sa maison sans repère, sous un ciel incompréhensible, tant les murs sont élevés, tant les détritus et les débris humains se décomposent sur un sol dont les relents collent à l’être, le Minotaure est triplement égaré : il est abandonné de sa mère, il a fini par se perdre chaque jour dans les méandres de cette construction où il ne parvient pas à reconnaître ses chemins, il se perd dans la mémoire obscure des temps d’avant. Il meugle parfois sa douleur. Pasiphaé entend son fils hurler. Son corps éprouve une douleur que nul artefact, fût-ce inventé par Dédale, ne parviendrait à apaiser.

Alors, elle s’assied la nuit sur la grève, écoute les mugissements de la mer, contemple le roulement de l’écume, et mentalement, pénètre dans le labyrinthe, et elle marche à la rencontre improbable de son fils. Elle n’est plus reine, elle n’est plus fille du soleil, elle n’est plus la mère d’Ariane, cette complice du meurtrier. Elle erre.


[note 1] Maria Zaki, Au Dédale de l’âme, L’Harmattan et AGA, Paris et Alberobello, 2021 ; p. 54. Désormais, les renvois aux poèmes seront indiqués uniquement par le numéro de page, en parenthèses, dans le texte.

[note 2] Maria Zaki, La Fable du deuxième sexe, Paris, L’Harmattan, [2011], p. 12.

[note 3] Maria Zaki, Le Velours du silence, Paris, L’Harmattan, 2010.

[note 4] Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, traduction Camille Jordens, Paris, Albin Michel, 1994, p. 25.

[note 5] Michel Foucault, «Des espaces autres», Empan, 2004/2, n°54, p. 12-19. Disponible à l’adresse : http://www.cairn.info/revue-empan-2004-2-page-12.htm

[note 6] Idem, p. 18.

[note 7] Voir revue Agôn, Association Agôn, S.l., 1979.

[note 8] Maurice Blanchot, La Part du feu, Paris Gallimard, 1949, p. 30.

[note 9] Le terme ici est à considérer dans l’acception qu’en suggère Maurice Blanchot, en particulier dans « La parole plurielle », où il analyse ce mouvement nécessaire par lequel l’œuvre se dérobe jusqu’au risque de disparaître dans l’absence : « Je dirais même que toute œuvre littéraire importante l’est d’autant plus qu’elle met en œuvre plus directement et plus purement le sens le sens de ce tournant, lequel, au moment où elle va émerger, la fait étrangement basculer, œuvre où se retient, comme son centre toujours décentré, le désœuvrement : l’absence d’œuvre » (Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p.45). La dynamique poétique dans l’œuvre de Maria Zaki me semble particulièrement pénétrée de ce mouvement qui intervient au cœur du langage.