François Bégaudeau, « Boniments »

°par Bertrand FONTEYN (Belgrade)°

Les Boniments auxquels Bégaudeau (1971, Vendée) s’attaque sont ceux utilisés ad nauseam par les chantres hydroponiques du capitalisme managérial contemporain. Si le développement de ces formes discursives et, corollairement, l’intérêt critique qu’il suscite – pensons notamment aux travaux de Johann Chapoutot – ne sont pas nouveaux, l’apport de Bégaudeau se distingue par sa forme. En effet, il ne s’agit pas ici d’un essai philologique et/ou socio-politique, mais bien d’une compilation d’une bonne quarantaine de billets de quelques pages, chacun consacré à un terme, un concept, une phrase-choc, un objet, etc. Autant d’ « éléments de langage » auxquels nous sommes exposés « à chaque heure de chaque jour que Jeff Bezos fait » (p. 155).

François Bégaudeau, Boniments, Paris, éditions Amsterdam, 2023, 209 p.

Cette dernière citation illustre le ton de l’ouvrage : sarcastique, gracieux, parfois absurde et loufoque. La légèreté du style de Bégaudeau, dans le meilleur sens du terme, héritée de grands classiques de la littérature française çà et là convoqués, ne saurait toutefois occulter la radicalité de sa critique du capitalisme, qu’il refuse de nommer (néo-)libéralisme. L’auteur expose en effet au grand jour certains « transferts conceptuels » que le managérialisme souhaite taire, tout en les opérationnalisant, tels que l’usage de l’acception économique de certaines notions biologiques (comme la croissance, l’écosystème, le bassin, etc.), la distanciation par rapport à une lecture sociale du réel et son corollaire – l’individualisation des problèmes, causes et traitements. Si l’emprunt de concepts à d’autres disciplines peut, le cas échéant, être scientifiquement fondé, la pseudo rationalité du capitalisme managérial est démont(r)ée implacablement par Bégaudeau.

Le pessimisme désillusioné de l’auteur se ressent par endroits, notamment quand il est question du « traitement » qui est fait de l’Éducation nationale (Bégaudeau en revient à ses premiers faits d’armes littéraires) ou encore au sujet des phénomènes normatifs de la bourgeoise soi-disant de gauche. Pourtant, quel plaisir que cette lecture, plaisir dont l’auteur lui-même se repaît (p. 56 : « On ne saurait résister à la tentation de dauber sur les trottinettes électriques. »). Boniments affirme franchement un ancrage dans le réel, nomme des capitaines d’industrie, ou à tout le moins de spéculation, tels Bolloré et Lafarge, mais la figure centrale du livre est assurément Emmanuel Macron : « Au commencement il y eut René Char, puis vint Emmanuel Macron. », p. 42. Figure ou personnage ? Car en effet, c’est très écrit ; Macron, comme d’autres, passe d’une historiette à l’autre, brinqueballant ses postures et ses compétences (hé oui, toujours ce lexique) auto-attribuées.

L’ironie qui le mord va grand chemin avec d’absurdement délicieuses tautologies marchandes, d’hilarantes preuves par l’absurde (NFT), la très improbable (quoique) soirée de lancement de la campagne électorale de Cyril Hanouna et, cerise sur le gâteau, un art consommé de la chute. Dans certains de ses billets, Bégaudeau se met en scène humblement, affichant une (feinte) ignorance ou une certaine prise au système, ou il invite son lecteur à pénétrer une scène, via le regard d’un observateur toujours caché ou discret. Ce ludisme narratif, que porte parfois un objet aussi insignifiant qu’un gobelet, cohabite pourtant avec une vision d’ensemble parfaitement cohérente : la dénonciation de l’a-idéologie de la caste pastellisée à laquelle Bégaudeau s’en prend. Au travers des différents thèmes traités, qui donnent chacun leur titre aux billets, il y a une cohérence que l’auteur souligne avec autant de discernement que de profondeur, ainsi de la longue ribambelle d’initiatives liberticides de l’exécutif français associée à la dynamique des séries télévisées – ça glisse, ça passe (« Parvenu à ce degré de généralité creuse, le terme est mûr pour infuser la langue politique. », p. 103).

Si l’humour et la grâce de Bégaudeau émanent de ce petit livre, il s’agit surtout d’en retenir la rigueur linguistique et idéologique. Outre la nécessaire remarque adressée aux gens qui disent « du coup » ou « un espèce de », plus fondamentalement : « L’intellectuel n’envisage pas une seconde que la langue misérable de l’adversaire soit un trompe-l’oreille. Un leurre, ai-je dit, mais qui leurre d’abord l’intellectuel. Une diversion, assurément, mais qui divertit d’abord ceux qui font profession de la déjouer. Une manœuvre émolliente mais qui amollit d’abord l’intellectuel, en attirant le feu critique sur elle. Un paratonnerre, à ajouter à toutes les cibles-leurres. La novlangue veut masquer les faits qu’elle euphémise ; mais cela ne vaut-il pas aussi pour le démasqueur de cette entourloupe ? Les mots du management n’ont-ils pas pour effet, sinon fonction, d’attirer sur eux la foudre – cependant que le management sévit en toute impunité ? » (p. 208).

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