Zarina Khan, « La sagesse d’aimer »

°par Sorin C. Stan (Vienne)°

Zarina Khan, La sagesse d’aimer, Hozhoni Éditions, 2016.

Publié en 2016 par Zarina Khan (Tunis, 1954), philosophe, auteur dramatique et militante pour les droits de l’Homme et de l’enfant, La sagesse d’aimer est un ouvrage autobiographique. L’indiquent et le revendiquent plusieurs notes paratextuelles sans que, pour autant, une mention telle que « autobiographie » en fixe formellement l’inscription générique. Si pacte autobiographique il y a, le contrat par lequel la narratrice se lie à nous lecteurs est celui de la vérité subjective, vécue — et transfigurée par la puissance évocatrice de l’amour et de l’art. C’est ainsi que l’on peut comprendre le récit poétique de la naissance de Zarina, la protagoniste, dans le chapitre liminaire. Racontée depuis la perspective – consciente – de l’enfant en train de naître, l’épisode contient des détails qui relèvent de ce Boris Cyrulnik appelle la « mémoire sociale » de l’individu, cette mémoire indirecte des évènements dont le souvenir est construit à partir des récits qu’on nous en a fait. La vérité de ces souvenirs n’est absolument pas, selon le neuropsychiatre, à mettre en cause : ils ont pour l’individu une valeur ontologique profonde, cruciale. La vérité autobiographique ne peut dès lors qu’être subjective, mais d’une subjectivité éminemment relationnelle.

C’est dans la relation avec le lecteur que le livre se construit et, si la vie qu’il raconte est romanesque au point de sembler par moment relever de la fiction, c’est qu’il relate des relations entre des êtres peu susceptibles de se rencontrer – et de s’aimer. Zarina Salahuddin Khan, la protagoniste, est la fille d’un prince de l’état indien de l’Hydérâbâd ayant joué un rôle actif dans la fondation du Pakistan. Sa mère, fille elle-même d’un officier de marine du dernier tsar de Russie, réfugié en Tunisie au lendemain de la Révolution de 1917, devient lieutenant de l’armée française pendant la Deuxième Guerre mondiale, pour épouser en seconde noces un ancien nazi, fonctionnaire des premières heures de la Communauté européenne, qui sera promu ambassadeur d’Allemagne en Espagne, à l’heure où Franco est au sommet de son pouvoir. On le lit dans la note de l’éditeur, qui précède le texte : « scénario peu crédible, dirait le producteur de films de fiction… ».

La sagesse d’aimer se lira dès lors, la même note l’indique, comme « le roman vrai » d’une « enfance et d’[une] adolescence hors norme ». La reprise de la formule « roman vrai » que l’historien Paul Veyne[1] utilisait pour définir le produit textuel de l’entreprise historiographique n’est sans doute pas fortuite : le récit de vie de la jeune Zarina étant, de par sa destinée exceptionnelle, circonscrite par la grande histoire. Entre Karachi, Tunis, Bruxelles, Madrid où encore la Suisse, la protagoniste grandit au carrefour des religions et des personnalités dont elle apprend petit à petit à lire l’importance relative. Elle reçoit « [s]a première leçon de géopolitique » de Konrad Adenauer, prend le thé avec Maria Vladimirovna Romanov, grande duchesse de Russie, croise Franco, Lucero Tena et Orson Welles, se fait portraiturer par Manuel Villaseñor. « Mon histoire – affirme la narratrice –n’est qu’un écho de l’histoire du monde » (p. 196). Une sélection de photos et de documents logés au cœur même du texte en témoigne, s’il le fallait encore, et donne à voir « Les visages du récit ».

En 2017, La sagesse d’aimer se voit décerner le Prix Seligmann attribué aux ouvrages qui combattent le racisme. Œuvre à part entière, l’ouvrage constitue par ailleurs l’ouverture d’une trilogie complétée par La forge solaire (2018) et L’œuvre à la joie (2021).


[1] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Le Seuil, « Points », 1978, pp. 13 et 19.

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